C'est peut-être le 8 mai 1945, en entendant les sirènes d'alerte qui, pour
cette fois, annonçaient non pas l'arrivée des forteresses volantes mais la
victoire des Alliés, que j'ai songé pour la première fois à la tragédie du
peuple allemand.
J'avais ouvert la fenêtre de ma chambre. J'étais au balcon. Mon père
s'approcha. Il voulut savoir si j'étais «heureux». La question
m'embarrassa. Je n'avais pas l'habitude des questions intimes. Je lui
répondis oui et mon père s'éloigna.
Au même instant, je me fis la
réflexion que ce jour de liesse pour les Français qui avaient intensément
souhaité la défaite de l'Allemagne devait être vécu comme un jour de
désespoir par les Allemands qui s'étaient tant battus pour leur propre
pays.
J'en éprouvais une subite compassion pour l'ennemi vaincu. Peut être
s'y mêlait-il aussi l'étrange mélancolie qu'éprouve parfois le
vainqueur qui vient enfin d'atteindre au but ; toutes les forces jusqu'ici
développées pour accèder à son rêve se trouvent soudain sans emploi. Il
en pleurerait. Je ne pleurais cependant ni sur moi, ni sur les souffrances
de l'Allemagne ou des autres belligérants.
Beaucoup plus tard, cherchant
à faire le point sur cette date fatidique du 8 mai 1945, je songeais que les
vaincus, à la différence des vainqueurs, avaient connu une épopée. Les
Allemands revenaient d'une aventure épique. Il n'y a d'épopée que si
l'on est vaincu.
Je songeais à la défaite de Xerxès et à la tragédie des Perses.
Les Grecs avaient vaincu Xerxès et les Perses. Eschyle, qui avait combattu
dans les rangs de l'armée grecque, aurait pu décider de donner le beau
rôle à ses compatriotes et, par la même occasion, d'en appeler à la
vengeance contre le vaincu.
Il choisit, au sortir de la guerre, de compatir
aux souffrances de l'ennemi vaincu et c'est ainsi qu'il écrivit la plus
émouvante tragédie et la plus grande épopée de tous les temps. Je ne vois
pas ce que la morale «judéo-chrétienne» aurait pu apprendre à un Grec
du Ve siècle avant J.-C. (Brigneau, S. 21, 22).